LES DIAMANTS DU SANG

Publié le par kababachir.com

L'Afrique est le premier producteur de diamants bruts, devant l'Australie, la Russie, le Canada et le Brésil. Elle fournit la moitié du marché mondial, estimé à 120 millions de carats, d'une valeur globale de 7 milliards de dollars. Au bout de la chaîne diamantaire, cela représente quelque 70 millions de pièces de bijouterie, d'une valeur de près de 50 milliards de dollars. Surtout, l'Afrique détient à elle seule plus de la moitié des réserves mondiales de diamants, réparties sur plusieurs États : Afrique du Sud, Botswana, Namibie, Zambie, Angola, République démocratique du Congo (ex Zaïre), République Centrafricaine, Côte d'Ivoire, Liberia, Sierra Leone et Guinée.
De l'avis de la majorité des experts d'Anvers, la capitale mondiale du diamant – par où transitent 80 % des diamants bruts du monde entier –, les pierres africaines sont par ailleurs considérées comme les plus belles. 

Cette richesse géologique est cependant loin de faire le bonheur des Africains. Par certains côtés, elle peut même être considérée comme une véritable « malédiction » pour les populations. Selon une étude récente de la Banque Mondiale, portant sur quarante-sept guerres civiles entre 1967 et 1999, la lutte pour le contrôle des minerais, est au cœur de la plupart des conflits ethniques et politiques qui ensanglantent l'Afrique. La géographie des principales guerres civiles africaines actuelles – Angola, République démocratique du Congo (RDC), Sierra Leone, Liberia, Guinée – recouvre parfaitement celle des zones diamantifères et des pays limitrophes. Cette situation n'est pas à proprement parler nouvelle. Elle dure en fait depuis l'indépendance de l'Afrique. Les premières guerres de l'ex Congo belge avaient déjà pour toile de fond le contrôle des mines du Katanga et du Kasaï. Elles continuent aujourd'hui sous d'autres masques. On se bat en Afrique pour les diamants dont le trafic alimente les guérillas et entretient ainsi des situations de guerre permanente. C'est un cercle vicieux, un drame pour les populations, une catastrophe pour l'Afrique.

Alertée depuis le milieu des années 1990 par des organisations non gouvernementales (ONG) anglo-saxonnes sur les atrocités qui se commettaient en Afrique, notamment en Sierra Leone, la communauté internationale a, semble-t-il, décidé de réagir. Le 7 mars, à la demande des États-Unis et de la Grande-Bretagne, les membres du Conseil de sécurité de l'ONU ont voté à l'unanimité des sanctions contre le Liberia de Charles Taylor, accusé de soutenir les rebelles du Revolutionnary United Front (RUF) en Sierra Leone. Ces mesures portent notamment sur une interdiction des exportations de diamants du Liberia. L'objectif est de couper les ressources des rebelles du RUF, qui contrôlent les zones diamantifères de la Sierra Leone et écoulent les pierres par le Liberia[1].
D'autres pays, soupçonnés de servir de base arrière pour l'approvisionnement en armes des rebelles sierra léonais, sont pour l'instant placés sous surveillance et pourraient faire l'objet, dans les prochains mois, de mesures analogues sur leur propre production de diamants. Il s'agit principalement du Burkina-Faso, de la Côte d'Ivoire et de la Guinée. Dans la liste des pays suspects figurent également l'Ouganda, la République Centrafricaine, la République démocratique du Congo, la Zambie et le Mali. 

Cet embargo sur le Liberia est le troisième décrété en moins de deux ans par l'ONU contre des diamants africains, désignés aujourd'hui sous le nom de « diamants du sang ». En juin 1999, à la demande du Canada, le Conseil de sécurité de l'ONU avait déjà décidé de frapper les diamants angolais dont le trafic alimente depuis vingt-cinq ans la guerre civile entre l'Unita de Jonas Savimbi et le gouvernement du MPLA du président Dos Santos. En Angola, les sanctions de l'ONU s'appliquent en réalité exclusivement aux diamants de l'Unita. Les diamants gouvernementaux sont, eux, autorisés à sortir. En juillet 2000, à la demande de la Grande Bretagne, le Conseil de sécurité de l'ONU avait prononcé un autre embargo de dix-huit mois sur la totalité des diamants sierra léonais.

Que peut-on attendre de ces embargos à répétition ? On peut comprendre aisément la volonté du secrétaire général de l'ONU, le Ghanéen Kofi Annan, de ne pas rester inerte devant des guerres qui ravagent l'Afrique. L'ONU est par ailleurs dans son rôle en s'efforçant de mettre fin à ces conflits. Mais il ne faut pas se faire trop d'illusions sur l'efficacité de ces mesures. Toute l'histoire le démontre : le propre des embargos est d'être tournés. Quand une route est coupée ou interdite, le trafic se déplace ailleurs. C'est particulièrement vrai pour les diamants. Petits, faciles à cacher – quelques millions de dollars peuvent tenir dans une boîte d'allumettes – les diamants sont par excellence des objets de contrebande. Ils échappent à toutes les vigilances. Les experts peuvent déterminer avec précision le poids, la couleur, la brillance, la qualité d'une pierre. Mais il n'existe pas encore de procédés scientifiques qui permettent de fixer avec certitude l'origine géographique d'un diamant. Les certificats d'enregistrement, exigés par certaines places de négoce comme Anvers, mentionnent uniquement le dernier pays d'où la marchandise a été exportée. Cela facilite tous les trafics, spécialement à travers les frontières poreuses des États africains. Les embargos ne suffiront pas à priver les « seigneurs de la guerre » de leurs trésors. En revanche, ils risquent de porter atteinte à l'économie des pays visés dont une partie de la population travaille honnêtement dans l'industrie du diamant.

Un éternel enjeu de pouvoir

Il existe environ 14 000 catégories de diamants différentes et 860 millions de pierres – brutes ou taillées – circulent à travers le monde. Bien malin, celui qui peut distinguer, au milieu d'un lot, un diamant de contrebande d'un diamant légal. Le marché du diamant est « propre » à 95 %, souligne le Conseil supérieur du diamant à Anvers, l'organisme représentant l'ensemble de la profession. Mais 5 % de diamants « sales », cela représente tout de même quelques centaines de millions de dollars.

Ce commerce illicite entretient les pires guérillas, en permettant d'acheter les armes et le carburant nécessaires à la poursuite des combats. Derrière le trafic des diamants se cache souvent en effet un trafic d'armes ou de pétrole. Cela suppose des bases arrières pour entreposer les matériels et toute une logistique pour les acheminer sur les zones de combat. Les filières sont parfaitement identifiées.

Tout le monde sait que les armes proviennent principalement des pays de l'ex-Europe de l'Est, (Bulgarie notamment), mais aussi d'Ukraine et de Russie, qui ont des stocks à écouler. Plusieurs États africains se rendent complices de ces trafics, en mettant leurs aéroports ou leurs entrepôts à la disposition des marchands d'armes. Le Zaïre, du temps de Mobutu, a longtemps joué ce rôle pour l'Unita. Depuis la chute du président zaïrois, le relais est assuré par le Burkina-Faso et le Togo[2]. Autrement dit, pour être efficaces, les sanctions économiques auraient dû être étendues à l'ensemble des pays africains impliqués, directement et indirectement, dans les guerres civiles en cours. Ce qui est irréaliste.

Compte tenu de leur valeur, les diamants ont toujours été un enjeu de conquête et de pouvoir entre les différentes puissances ou factions rivales en Afrique. Depuis la découverte, en 1867, des célèbres gisements de Kimberley en Afrique du Sud, l'histoire du continent africain est même indissociable de celle du diamant.

La richesse minéralogique de l'Afrique est vite apparue aux yeux des colonisateurs, au fur et à mesure qu'ils pénétraient à l'intérieur des terres. C'est la découverte des diamants – puis celle de l'or – qui fit passer l'Afrique du Sud du stade pastoral au stade industriel. Si le continent africain est entré, à la conférence de Berlin en 1885, dans la sphère de la grande diplomatie, c'est que la fièvre sud-africaine avait changé la donne[3]. À partir de 1867, des immigrants de toute espèce se ruèrent dans la zone diamantifère de Kimberley, à la jonction de la colonie du Cap, de la République du Transvaal et de l'État libre d'Orange.

En quelques années, Cecil Rhodes, fondateur de la De Beers Company[4], réussit à contrôler toutes les grandes entreprises de prospection. Les intérêts économiques et politiques liés à ces richesses minières poussèrent l'Angleterre à renforcer sa présence sur place et à annexer des territoires. Les Républiques Boers protestèrent, accusant Londres de lui voler les « régions miraculeuses ». Par certains aspects, la guerre anglo-boer (1899 -1902) peut être considérée comme le premier « conflit du diamant » en Afrique. Pour sceller la paix, le gouvernement du Transvaal offrit d'ailleurs, en 1907, au roi Edouard VII d'Angleterre, le célèbre Cullinan, le plus gros diamant du monde, qui figure aujourd'hui parmi les bijoux de la couronne. L'hommage du vaincu était hautement symbolique

L'année 1907 est également celle où les premiers diamants ont été découverts dans le bassin du Congo. Au départ fief personnel du roi Léopold II de Belgique, le Congo est devenu une colonie de l'État belge en 1908. À cette époque, le principal groupe financier belge, la Société Générale, véritable puissance à l'intérieur du royaume, s'était déjà engagé dans des investissements importants au Congo, avec notamment la constitution des entreprises de l'Union Minière du Haut Katanga.

Toute l'industrie flamande du diamant, rangée sous la bannière d'Anvers, poussait par ailleurs à la mise en valeur des gisements diamantifères du Kasaï et du Kivu. La proclamation de l'indépendance du Congo en 1960 remettait bien sûr en cause le monopole colonial sur les diamants et allait déclencher les premiers conflits. Ce n'est pas un hasard, en effet, si dès la proclamation de l'indépendance, la riche province diamantifère du Kasaï, comme le Katanga voisin, chercha à se constituer en État autonome. Pour les Belges, qui appuyaient en coulisses ces sécessions, c'était un moyen de mettre les gisements à l'abri de la politique marxiste du Premier ministre de l'époque, Patrice Lumumba. Ces sécessions ne seront qu'un feu de paille. Après la mort de Lumumba, en 1961, le Kasaï comme le Katanga rentrèrent dans le giron de Kinshasa

Pendant plus de trente ans, le Zaïre a vécu sous « l'ordre » du président Mobutu. Il est de notoriété publique que ce dernier a construit une partie de sa fortune personnelle sur l'exploitation des diamants de son pays. Dans Les Gemmocraties, l'économie politique du diamant africain[5], Olivier Vallée et François Misser expliquent comment le régime de Mobutu, comme d'autres en Afrique d'ailleurs, prélevait sa dîme sur le commerce du diamant:
« Les véritables besoins de la maison Mobutu étaient de 1 million de dollars par jour, soit 360 millions de dollars par an. La différence avec la contribution publique et officielle était fournie par le prélèvement présidentiel dans le circuit du diamant ».

L'arrivée de Laurent-Désiré Kabila à la tête de la nouvelle République du Congo n'a pas changé fondamentalement les pratiques en cours. Elle a seulement fait rentrer les pays voisins dans le jeu des rivalités minières. Engagée aux côtés des forces gouvernementales de Kinshasa dans le conflit avec les rebelles soutenus par le Rwanda et l'Ouganda, la Namibie a ainsi reconnu dernièrement qu'elle avait des intérêts dans des mines situées dans la province du Kasaï occidental[6]. De la même façon, le Zimbabwe de Robert Mugabe a envoyé au Congo un corps expéditionnaire de 12 000 hommes pour sécuriser les zones minières. En échange de ce soutien militaire, le régime en place à Kinshasa a abandonné l'exploitation de ces mines aux dirigeants de Harare. Ainsi, les Zimbabwéens ont obtenu deux concessions diamantifères aux environs de Mbuyi-Mayi (Kasaï).

Quelques mois avant sa mort, en juillet 2000, Laurent-Désiré Kabila avait également octroyé un contrat d'exclusivité de dix-huit mois à la société israélienne IDI Diamonds, pour l'exportation des diamants de l'entreprise minière du Bakwanga. La situation d'anarchie qui règne au Congo, notamment sur les zones frontières avec l'Ouganda, le Rwanda et le Burundi, ouvrent enfin la voie à tous les abus. Dans la région diamantifère du Kivu, la chasse aux diamants mobilise, dit-on, des milliers de paysans africains pour le bénéfice des contrebandiers ou des « petits seigneurs locaux de la guerre »[7].

Le cas de l’Angola

Plus encore qu'au Congo, le diamant est au cœur du conflit en Angola. L'indépendance de ce pays, en 1975, a déclenché une guerre civile de plus de vingt ans entre le gouvernement, pro-soviétique à l'époque, du MPLA (Mouvement pour la libération de l'Angola du président Dos Santos) et l'UNITA (Uniao Nacional para a independencia total de Angola de Jonas Savimbi). Malgré plusieurs accords conclus entre les deux parties, en 1991 (Accord de paix de Bicessse) et en 1994 (Protocole de Lusaka), cette guerre n'est, semble-t-il, pas terminée. Une mission de l'ONU, envoyée sur place en 1998, a révélé dans un document comment l'Unita de Jonas Savimbi finançait son effort de guerre[8] : « Le diamant joue un rôle particulièrement important dans l'économie politique et militaire de l'Unita, peut-on lire dans ce rapport. Premièrement, la capacité de l'Unita de continuer de vendre des diamants bruts pour des espèces et d'échanger des diamants bruts contre des armes lui donne les moyens de poursuivre ses activités politiques et militaires. Deuxièmement, le diamant a été et continue d'être un élément important de la stratégie de l'Unita pour se faire des amis et entretenir un appui extérieur. Troisièmement, les caches des diamants bruts plutôt que des dépôts monétaires ou bancaires constituent pour l'Unita le moyen privilégié de stocker sa fortune ».

Selon les experts de l'ONU, l'Unita n'a aucune difficulté à se procurer des diamants. Elle les puise, si on peut dire, à la source, dans les mines situées sur le territoire qu'elle contrôle. On sait également que l'Unita a accordé à divers acheteurs de diamants une « licence », moyennant finance, les autorisant à opérer dans les zones qu'elle contrôlait. Des attaques de l'Unita ont également été signalées contre des mines gouvernementales. Les experts de l'ONU ont tenu aussi à démonter tous les mécanismes et toutes les filières permettant à l'Unita d'écouler ses diamants.

Dans une transaction classique, l'Unita préparait des paquets de diamants d'une valeur comprise entre 4 et 5 millions de dollars. La transaction avait généralement lieu dans un pays tiers. Les pays privilégiés étaient le Burkina-Faso, le Zaïre du temps de Mobutu et le Rwanda (après 1998), mais aussi le Togo et la Côte d'Ivoire. La mission a également identifié une filière de contrebande de diamants à travers la Namibie, l'Afrique du Sud et la Zambie. Les diamants de l'Unita étaient « blanchis » dans les mines sud-africaines, puis exportés légalement vers Londres, avant d'arriver à Anvers. L'argent de ce trafic servait à acheter des armes ou du carburant.

L'enquête de l'ONU révèle que l'Unita passait ses commandes à des intermédiaires (souvent des ressortissants sud-africains ou ukrainiens) qui se procuraient les articles demandés en Europe de l'Est : obus de mortiers, armes antichar, grenades, armes légères, munitions en tous genres et même missiles Sam 6. Plusieurs pays d'Afrique ont servi de base arrière pour stocker ce matériel. Le Zaïre a longtemps été la principale plaque tournante de ce trafic d'armes. Le Congo-Brazzaville, du temps de Pascal Lissouba, a également joué un rôle d'entrepôt pour l'Unita, en même temps qu'il lui procurait du carburant.

Après le renversement de Mobutu, c'est le Togo du général Eyadema qui est devenu le principal fournisseur de l'Unita en faux certificats d'utilisateur final de matériel militaire : officiellement, c'est le Togo qui achète les armes, mais en réalité, c'est l'Unita qui en bénéficie Tous ces « services » donnent lieu à des commissions en diamants. On découvre ainsi que près d'une dizaine d'États africains participaient – et participent encore directement ou indirectement à ce trafic.

Dérives mafieuses

La contrebande de diamants a toujours existé en Afrique. Au temps des colonies, elle était principalement le fait d'aventuriers qui travaillaient pour leur propre compte. Cela faisait presque partie d'un « folklore » immortalisé par les bandes dessinées ou les productions hollywoodiennes de série B. Avec l'indépendance, ce trafic a pris une dimension politique sans faire disparaître pour autant l'aspect crapuleux. Les diamants ne sont plus seulement aujourd'hui l'enjeu des conflits africains, ils sont aussi le « nerf de la guerre ». Et le circuit complexe des diamants du sang est imbriqué avec celui de la drogue et du blanchiment de l'argent.

La guerre civile qui a éclaté en Sierra Leone en 1991 est sans doute celle qui illustre de la manière la plus brutale cette dérive mafieuse. « Ni les sciences économiques et politiques, ni l'histoire militaire traditionnelle ne parviennent à expliquer le conflit en Sierra Leone », notent Ian Smilie, Lansana Gberie et Ralph Hazleton dans une étude publiée en janvier 2000 par le Sierra Leone Working Group d'Ottawa. « L'enjeu de cette guerre n'a probablement pas été la victoire mais plutôt la réalisation de bénéfices provenant d'activités criminelles lucratives menées sous le couvert de la guerre. En fait, les diamants ont été le moteur du conflit en Sierra Leone, qui a déstabilisé le pays durant près de trente ans, dérobé son patrimoine et détruit toute une génération d'enfants »[9].

Les premiers diamants ont été découverts en Sierra Leone en 1930 et une production digne de ce nom a commencé dès 1935. À cette date, les dirigeants coloniaux britanniques signaient un accord avec une filiale de De Beers, lui réservant les droits exclusifs d'exploitation et de prospection dans tout le pays pour une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans.

Au début des années cinquante, on estimait toutefois à 75 000 le nombre de mineurs illicites dans la région de Kono – la plus importante zone diamantifère. Ces mineurs s'adonnaient déjà à la contrebande, avec la complicité de commerçants libanais très présents en Afrique de l'Ouest. La route de la contrebande passait déjà par le Liberia, au point que les commerçants libanais ont suivi le trafic et sont venus s'installer à Monrovia. En 1955, les Britanniques dénonçaient l'accord conclu avec De Beers. Ils mettaient en place un programme d'exploitation des zones alluviales ( Alluvial Mining Scheme) en vertu duquel des licences d'exploitation et d'achat étaient accordées à des entreprises minières locales. En fait, ces licences sont rapidement passées dans les mains de commerçants libanais.

En 1968, sept ans après l'indépendance, Siaka Stevens est devenu Premier ministre, puis président de la République, en Sierra Leone. Autoritaire, mais incapable d'élargir la base régionale de son pouvoir, confronté à une crise économique, le président Stevens encouragea l'extraction minière illicite et abandonna progressivement la conduite du pays à un homme d'affaire libanais, Jamil Mohammed. En 1985, Stevens quittait le pouvoir et était remplacé par le général Joseph Momoh, qui a confié encore plus de responsabilités à Jamil Mohammed.

De la fin des années 1970 au début des années 1990, les affrontements de la guerre civile libanaise se répercutèrent en Sierra Leone. Plusieurs milices libanaises trouvèrent sur place, auprès de leurs compatriotes, une aide financière, et les diamants du pays constituèrent une importante source de revenus pour les différentes factions. L'affaire fût suivie avec attention par le gouvernement israélien, ne serait-ce que parce que le leader du groupe libanais Amal, Nabih Berri, était né en Sierra Leone et était un ami d'enfance de Jamil Mohammed. En 1987, après une tentative ratée de coup d'État en Sierra Leone, Jamil Mohammed s'exilait, ouvrant la voie à de nouveaux investisseurs, israéliens mais aussi canadiens.

C'est dans ce contexte qu'a éclaté, en 1991, la guerre de rébellion du Revolutionnary United Front. Les diamants ne sont peut être pas la cause unique de cette guerre, mais ils sont devenus très vite une des clés du conflit : « Nous avons toujours soutenu que la guerre en Sierra Leone n'était pas idéologique, tribale ou régionale, mais que ses racines se trouvaient dans les diamants, toujours les diamants, et encore les diamants », a expliqué, à plusieurs reprises, Ibrahim Kamara, le représentant du gouvernement légal de Freetown à l'ONU .

Les riches gisements de la région du Kono sont sous le contrôle des rebelles. Les troupes gouvernementales de Freetown, soutenues par les forces de l'ONU et un contingent de soldats britanniques, n'ont pas encore réussi à rétablir l'ordre. La route de Freetown étant interdite aux rebelles, ceux-ci doivent faire sortir les diamants par un autre pays. D'emblée, le Liberia a offert de jouer le rôle de « pavillon de complaisance » pour les diamants du Ruf, et de base arrière pour son approvisionnement en armes. Cette filière libérienne est, on l'a vu, une tradition ancienne. Mais le fait nouveau, depuis 1991, c'est la participation active du gouvernement libérien dans la guerre brutale en Sierra Leone, dans une optique de pillage plutôt que dans un but politique.

Selon l'ONG canadienne Partenariat Afrique Canada, et la Sierra Leone Working Group, le Liberia de Charles Taylor serait « devenu un important entrepôt criminel de diamants et d'armes et un centre de blanchiment d'argent, de terreur et d'autres formes de crime organisé ».

Personnellement mis en cause dans ces rapports, Charles Taylor a accusé les Britanniques de vouloir s'emparer des diamants de la Sierra Leone : « Oui, je crois que la guerre en Sierra Leone est une guerre pour les diamants. Mais pas parce que le Liberia veut ces diamants. Nous, nous en avons déjà. Cette guerre a lieu parce que les Britanniques veulent ces diamants. Il y a des officiels britanniques qui, à travers des sociétés par actions basées à Vancouver, possèdent des mines en Sierra Leone. C'est pour cela que les soldats britanniques sont la-bas ; pas à cause de nous. Nous accuser de trafic de diamants, c'est comme accuser l'Arabie Saoudite de faire de la contrebande de pétrole »[10].

Le rôle de l’industrie

De là à imaginer que l'ONU et les ONG anglo-saxonnes sont manipulées par l'industrie canadienne et australienne du diamant, il y a sans doute un pas difficile à franchir. Mais il est vrai que les campagnes humanitaires contre les « diamants du sang » et, par amalgame, contre tous les diamants africains, servent objectivement les intérêts commerciaux de l'industrie canadienne et australienne, dont la production est, elle, 100 % « politiquement correcte ». « Il est facile d'émouvoir l'opinion publique en brandissant l'image d'une fillette mutilée et de jeter ensuite le discrédit sur un secteur entier d'activités qui fait vivre des millions de gens en Afrique Australe et ailleurs », plaident les représentants du Conseil supérieur du diamant à Anvers[11].

L'industrie du diamant prend aujourd'hui très au sérieux les menaces de boycott contre les diamants africains brandies par certaines ONG, relayées par des organisations de consommateurs. Aux États-Unis, qui représentent 50 % de la demande mondiale de bijoux, ces campagnes ont du poids auprès des consommateurs (voir les dégâts provoqués par les campagnes de boycott contre la fourrure ou l'ivoire). L'industrie du diamant, De Beers en tête, appuie aujourd'hui les mesures prises par l'ONU contre les diamants du conflit. Mais, elle met en garde contre une campagne internationale sans distinction qui pourrait porter atteinte à des pans entiers de l'économie des pays africains.

Liberia, Sierra Leone, Congo, Angola : le diamant est le fil conducteur qui permet de relier ces guerres africaines qui n'ont, au départ, rien en commun, si ce n'est précisément de se dérouler dans des riches zones diamantifères. De ce point de vue, on peut parler d'une géopolitique du diamant, qui donne aux conflits africains une autre dimension que les traditionnelles explications ethniques ou religieuses.

Sans les diamants, ces guerres auraient sans doute éclaté. Mais elles n'auraient pas perduré : dix ans de conflits en Sierra Leone, vingt-cinq ans en Angola, pas loin de quarante ans dans le bassin du Congo ! Le bilan se chiffre en centaines de milliers de morts et autant de personnes déplacées, impliquant, de ce fait, tous les pays limitrophes des zones de conflit. Pratiquement toute l'Afrique de l'Ouest – notamment la Guinée et la Côte d'Ivoire – est déstabilisée par la guerre en Sierra Leone. Toute l'Afrique centrale est affectée par les guerres du Congo. De micro-conflits locaux au départ, on est passé à des conflits régionaux et même internationaux.

La lutte pour le contrôle des minerais a toujours été l'un des enjeux majeurs des affrontements en Afrique. L'ordre colonial a longtemps gelé les situations et fixé des limites aux appétits des uns et des autres. Avec l'indépendance de l'Afrique, c'est tout ce système d'équilibre qui a été brutalement remis en cause.

L'analyse des guerres actuelles montre enfin une modification dans la nature des conflits. Le diamant est non seulement un enjeu parmi d'autres (pétrole, cuivre, cobalt), pour lequel on est prêt à faire la guerre. Il est aussi devenu, par l'argent qu'il procure, le moyen qui permet de continuer à faire la guerre. Autrement dit, des conflits pour le diamant, on est passé aux trafics des diamants pour financer les conflits, avec une dérive mafieuse où les intérêts politiques se mêlent aux intérêts criminels.

Vue sous cet angle, la paix en Afrique de l'Ouest et en Afrique Centrale ne relève pas uniquement de l'action diplomatique classique. Elle passe aussi par la lutte contre la criminalité internationale. Un autre défi pour l'ONU.
AUTEUR: Serge Mbela
 
 

Publié dans ECONOMIE

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